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Loi "Pacte" : vers une redéfinition du contrat de société






Au cours d’un entretien télévisé d’octobre dernier, le Président de la république a fait une proposition passée à l’époque relativement inaperçue : il s’agissait de redéfinir la société qui, selon lui, ne pouvait plus désormais être uniquement la propriété des actionnaires. L’idée est aujourd’hui reprise dans le projet de loi dit « Pacte » porté par le ministère de l’économie et a fait beaucoup parler dans le monde des affaires.

Une telle évolution représenterait cependant une évolution sans précédent du droit des sociétés dont on analysera le principe puis les éventuelles incidences pratiques qui restent relativement imprévisibles aujourd’hui.


Qu’est-ce qu’une société en droit français ?

La société est définie comme suit à l’article 1832 du Code civil : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. (…) ». L’article 1833 du même code relatif à l’objet social ajoute : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. ».

Cette dernière partie de la phrase est de loin la plus importante : la société est constituée dans l’intérêt des associés qui en exercent le contrôle dans en assemblée générale. Dans la conception française, seul l’intérêt des associées, propriétaires des parts ou actions de la société, doit donc être pris en compte dans la gestion de celle-ci. C’est précisément cette idée que le gouvernement cherche à remettre en cause.


Qu’est-ce qu’une entreprise d’un point de vue économique ?

La notion d’entreprise est incontestablement au cœur de notre économie et plus largement du débat politique en France. On ne compte en effet plus les lois aux titres évocateurs : pour la « compétitivité », la « croissance » ou encore la « transformation » des entreprises.

Pour autant, et aussi étrange que cela puisse paraitre, le Code civil ne comporte pas à l’heure actuelle de définition générale de l’entreprise. Le texte n’envisage en effet l’initiative économique qu’à travers le prisme réducteur du véhicule juridique de l’entreprise : la société.

D’un point de vue économique, l’activité de la société n’affecte pas que les actionnaires, loin s’en faut. On distingue en effet de nombreuses « parties prenantes » dans l’entreprise mais plus largement dans son environnement. On identifie notamment :

1) les salariés qui dépendent de l’entreprise pour leur salaire et pour leur emploi

2) les créanciers dont le remboursement dépend de la santé financière de l’entreprise,

3) les clients de l’entreprise pour qui le prix et la qualité des prestations fournies par celle-ci peuvent considérablement varier,

4) les sous-traitants, dont l’activité est conditionnée par celle de l’entreprise,

5) la collectivité, qui est impacté par les décisions de l’entreprises qui pourrait par    exemple avoir des effets néfastes sur l’environnement.



Quelles sont les solutions actuelles du droit des sociétés ?

Néanmoins, la société, et donc l’entreprise à qui elle sert de véhicule juridique, est créée et gérée dans l’intérêt unique des associés. Autrement dit, les associés peuvent, en pleine conformité avec le droit des sociétés, prendre des décisions qui leurs sont favorables sans tenir compte de ceux des parties prenantes, pourtant de prime abord tout aussi légitimes.

Les médias se font souvent l’écho de ces comportements pointés comme les dérives du système capitaliste : distribution massive de dividendes juste avant la faillite, délocalisation d’entreprise largement bénéficiaires, augmentation des prix en situation de monopole, émission massive de gaz à effet de serre …


Quels en sont les fondements ?

Quel est donc le fondement du pouvoir exclusif des associés sur l’entreprise ? D’un point de vue économique l’idée est simple : les associés mettent la mise de départ (les « apports ») et acceptent de s’exposer à une perte. Autrement dit, les associés prennent les risques ce qui justifient que la société leur appartienne.

Quelles en sont les critiques ?

Certains partisans de la théorie dite des « stakeholders » estiment cependant qu’aujourd’hui, le risque financier pris par les associés ne justifie plus que leur intérêt prime envers et contre tout. En témoignent les dérives précitées largement relayées dans les médias.

Pour d’autres, défenseurs de la théorie dite des « shareholders », la prise en compte des parties prenantes dans la définition de l’objet social est à la fois dangereuse et inutile.

Dangereuse parce qu’elle est source de complexité et synonyme de contrainte pour les entreprises : on voit en effet mal comment et dans quelle mesure les associés devraient prendre en compte les intérêts des diverses parties prenantes, d’autant que celles-ci ne sont pas ou peu représentées parmi les organes de la société.

Inutile ensuite parce que le droit des sociétés n’est pas l’Alpha et l’Omega de la vie économique : le législateur a en effet déjà, lorsqu’il l’estime légitime, assuré la préservation des intérêts des parties prenantes au travers de droits spéciaux : Code du travail pour les salariés, Code de la consommation et droit de la concurrence pour les clients, livre VI du Code de commerce relatif aux faillites pour les créanciers etc.

Quoiqu’il en soit, le gouvernement semble aujourd’hui décidé à franchir le pas et à modifier l’article 1833 du Code civil pour y inscrire une référence à l’intérêt des parties prenantes. Les avis divergent et la rédaction définitive du nouvel article, qui s’avèrera décisive sur le plan juridique, n’est à ce jour pas encore fixé. Il a ainsi été question d’intégrer une notion « d’intérêt général économique, social et environnemental » ou encore une référence à « un projet d’entreprise licite et être gérée dans l’intérêt commun des associés en tenant compte des intérêts des tiers prenant part, en qualité de salariés, de collaborateurs, de donneurs de crédit, de fournisseurs, de clients ou autrement, au développement de l’entreprise. ».

Reste à cerner les éventuelles conséquences pratiques d’une telle évolution qui restent aujourd’hui largement indéterminées.


Qu’est-ce qui va concrètement changer ?

Il faut admettre que la réponse est plus qu’incertaine.

A priori, les sociétés créées postérieurement à l’adoption de la loi, voire les sociétés en activité si celle-ci est d’application immédiate, devront en premier lieu écrire ou réécrire leur objet social en y intégrant une référence aux intérêts des parties prenantes. Il s’agit là d’une première difficulté. Les associés ne peuvent-ils pas se contenter d’une formule très générale, façon clause parapluie, rappelant simplement que la société « prend en compte les intérêts des parties prenantes » sans plus de précisions pour se conformer au nouvel article 1833 du Code civil ?

Il s’agit d’une formule a minima qui peut cependant tout à fait satisfaire aux objectifs de la réforme si elle créé un véritable droit opposable des parties prenantes contre les associés. Un salarié, créancier, client ou encore une collectivité publique pourrait ainsi agir contre la société en dommage et intérêts, demander la révocation des dirigeants ou encore faire annuler une délibération lorsque la société agit sans tenir compte des intérêts des parties prenantes. Cela soulève au moins deux interrogations.


Quelle forme prendra l’action des parties prenantes contre la société ?

On peut d’abord penser aux actions propres au droit des société comme la révocation du dirigeant ou les abus dans l’exercice du droit de vote, ces derniers étant justement fondés sur l’article 1833 du Code civil. Ces actions se heurtent néanmoins à un obstacle évident : elles ne sont ouvertes qu’aux associés. Or, à l’exception des salariés, il est rare qu’une partie prenante siège dans les assemblées générales. Néanmoins, on peut considérer que la nouvelle rédaction de l’article 1833 du Code civil a justement pour effet d’ouvrir ces actions aux parties prenantes ce qui serait l’occasion d’un contentieux d’un nouveau genre.

Sur un autre plan, on peut également tout simplement considérer que l’article consacre un véritable devoir de ne pas nuire dont la société serait débitrice et les parties prenantes créancières. En cas de violation de cette obligation, ces dernières pourront alors demander réparation sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. Reste à déterminer quel est le standard de comportement attendu de la société vis-à-vis des parties prenantes.


A partir de quand devra-t-on considérer que la société n’a pas suffisamment « tenu compte » des intérêts des parties prenantes ?

Prenons un cas concret et connu impliquant un antagonisme entre les intérêts des parties prenantes et ceux des associés :

« La société Lab, dont le siège est situé à Issy-Les-Moulineaux, a une activité qui fait florès dans le domaine des legal tech faisant ainsi le bonheur de ses actionnaires au travers de rendements élevés. Les fondateurs de la société réfléchissent néanmoins à une délocalisation vers l’Asie mineure qui offrirait à la société de nouveaux marchés et surtout un coût de main d’œuvre bon marché qui augmenterait encore leur rendement. Cela conduirait cependant inévitablement au licenciement des salariés du site d’Issy. ».

Si on suit l’esprit de la réforme, les associés devront donc prendre en compte les intérêts des salariés. Que signifie alors prendre en compte ? Les associés doivent-ils simplement envisager le sort des salariés avant de délocaliser ou sont-ils contraints de renoncer à une délocalisation qui n’est pas nécessaire mais simplement souhaitable pour eux ?

Dans le premier cas, le nouvel article aurait une portée réduite à la symbolique. Dans le second, il ne s’agit plus de prendre en compte l’intérêt des salariés mais de le faire primer sur celui des associés ce qui contrevient à la lettre de l’article.

L’une et l’autre des solutions n’étant pas satisfaisantes, reste savoir quel usage fera la jurisprudence du futur article 1833 du Code civil. Les travaux parlementaires et d’éventuelles circulaires pourront sans doute nous éclairer sur ce point. En attendant, si la réforme est adoptée en l’état, on peut s’attendre à un contentieux abondant avant que la jurisprudence ne vienne clarifier le nouveau sens de la notion d’entreprise.




Stanislas Saied






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